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Portrait
de
Guillaume
Allary
33
ans
Journaliste,
éditeur et réalisateur de documentaires
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"Mes activités d’éditeur (chez
Hachette littératures), de journaliste de presse
écrite (Elle, Transfuge, Nouvel obs), et de réalisateur
de documentaires (France 5, TV5, Arte) ne font pour
moi qu’un seul métier qui consiste à
donner de la voix à ceux qui font avancer les
choses et à diffuser dans les meilleures conditions
les histoires qui méritent de l’être.
Je dois repérer les sujets intéressants,
convaincre les médias pour lesquelles je travaille
de les traiter, et les rendre attrayants sans les pervertir.
Finalement, que ce soit dans
l’édition (ma principale activité
aujourd’hui), le documentaire et la presse écrite,
je fais un travail de mise en scène. La seule
chose qui change est la destination des « histoires
» que je mets en scène ou aide à
mettre en scène, qui se retrouvent soit en librairie
(édition), soit dans les kiosques (journalisme),
soit à la télévision (réalisation
de documentaire).
Dans le choix des sujets comme dans leur traitement,
j’ai une liberté totale sachant que je
dois faire en sorte que le produit fini (film, livre,
article) touche le maximum de gens et qu’il devra
être validé, selon les cas, par la directrice
de la maison d’édition pour laquelle je
travaille, un rédacteur en chef des journaux
dans lesquels je signe ou un chargé de programme
des chaînes pour lesquels je filme.
Il y a deux ans, lors de la première
version de ce portrait, je remarquais que les médias
commençaient tout juste à traiter de sujets
« citoyens ». Chaque titre de presse comptait
déjà son spécialiste développement
durable, certains réalisateurs de documentaire
ou éditeurs avaient comme créneau de rendre
public des combats, des hommes ou des femmes essayant
de rendre le monde meilleur, mais le public pour ces
sujets « citoyens » n’était
pas encore important, ou du moins pas encore identifié.
Les rédacteurs en chef, directeurs de maisons
d’édition, responsables de programmes n’étaient
donc pas très chauds pour donner à ces
sujets une place à la hauteur des enjeux qu’ils
soulèvent. Il n’y avait presque aucun papier
sur le microcrédit, peu sur les entreprises éthiques
et pas le même intérêt pour les sujets
sur le réchauffement du climat. Avoir une dimension
citoyenne dans son travail médiatique consistait
donc, pour une grande part, à faire « passer
» ces sujets dans les différents médias.
Aujourd’hui, les choses
ont changé : les médias accordent globalement
plus de place aux sujets « citoyens » qui
sont donc plus faciles à passer. Il faut s’en
féliciter mais aussi remarquer que cette avancée
ne s’est faite qu’au prix d’un formatage
de ces sujets aux contraintes médiatiques en
vigueur, à savoir que les médias de masse
privilégient toujours les traitements brefs,
jouant sur l’émotion brute (l’indignation,
la peur) ou la légèreté (le people).
Si les sujets « citoyens » ont gagné
en visibilité c’est qu’ils ont payé
leur écot médiatique en apportant une
dimension émotionnelle (photos chocs sur le réchauffement
climatique) ou people (stars de cinéma au chevet
de la planète). En fait, pour ce qui est du traitement,
les choses ne se sont pas améliorées.
Au contraire. Les médias continuent de vouloir
attirer leur public en misant sur toujours plus de rapidité
(dans la presse, chaque nouvelle formule de journaux
diminue le nombre de signes des articles et les articles
sont de plus en plus construits par encadrés
; dans l’édition, les essais courts d’intervention
de moins de 100 pages sont en train de détrôner
les traditionnels essais de 200-300 p ; à la
télévision, les temps de paroles sont
de plus en plus courts et les émissions de télé
de plus en plus souvent morcelées par des sujets
). Cette évolution peut donner lieu à
de nouvelles formes d’écriture, favoriser
l’émergence de nouvelle esthétiques
mais rend très difficile le traitement objectif
– c’est-à-dire nécessairement
nuancé – d’un certains nombre de
sujets. Bref, même si les médias accordent
de plus en plus de place aux sujets « citoyens
», le traitement de ces sujets comme des autres
est, lui, de moins en moins « citoyen ».
Le défi n’est donc
plus temps de réussir à passer des sujets
« verts » ou « éthiques »
que de réussir les traiter de façon citoyenne,
c’est-à-dire avec le sérieux qu’ils
méritent. Je veux dire par là que s’intéresser
aux questions d’écologie au rythme des
ralliements people, au modèles économiques
alternatif le temps d’une remise de prix Nobel
ou aux carburants verts en 15 secondes dans un journal
télévisé rend un faux service à
ces causes car cela les transforme en phénomène
de mode, et donc les fragilise. De plus en plus, on
se heurte à cette loi médiatique : la
place accordé à un sujet dépend
de l’impact médiatique de ceux qui l’incarnent
(fussent-il ignorants de ces questions) et de sa capacité
à toucher la sensibilité du public (fut-ce
au prix de raccourcis mensongers). Et plus un media
est grand public, plus ces contraintes pèsent.
Vous pouvez monter un dossier sur le réchauffement
climatique avec simplement des experts dans Le Monde
ou sur France 5, plus difficilement sur M6 ou dans Elle
où l’on voudra une touche « glamour
», c’est-à-dire que la cause soit
« incarnée » (idéalement par
un people).
La question « éthique
» ou citoyenne » se pose dans les médias
comme dans toute industrie non pas tant dans la nature
du produit fabriqué (des livres, des films, des
journaux ou des petits pois) mais dans la façon
dont il l’est. La première question à
se poser est donc celle de savoir s’il n’y
a pas tromperie sur la marchandise, c’est-à-dire
s’il s’agit d’une information fiable,
recoupée, et si possible originale. Sachant que,
dans beaucoup de médias, la frontière
entre communication et information est très floue
et que les journalistes n’ont pas toujours le
temps (ou la volonté) de vérifier leurs
informations ou d’en produire de nouvelles, il
est évident que l’information originale,
fiable et recoupée - nous pourrions dire «
éthique » s’il n’était
pas évident que toute information devait être
produite selon ces règles de bonne conduite -
est un bien rare.
Le premier problème est
la porosité entre les rédactions et les
annonceurs, que ces annonceurs soient ceux qui achètent
des encarts de publicité dans le média,
ceux qui sont présents à son capital,
ou tout simplement ceux qui envoient des communiqués
de presse. Dans les faits, la capacité des rédaction
à résister aux pressions directes ou indirectes
des annonceurs est une question de culture d’entreprise
(certaines rédactions sont très jalouses
de leur indépendance, d’autres beaucoup
plus « malléables ») de courage individuel
(capacité de tel rédacteur en chef ou
directeur de maison d’édition à
placer la vérité d’une enquête
ou la liberté d’opinion au dessus des contraintes
économiques) et d’expérience (savoir
distinguer au quotidien ce qui relève de la communication
et de l’information). Le deuxième problème,
plus grave, est celui de l’incapacité des
journalistes à produire et vérifier des
informations soit pour des raisons matérielles
(manque de temps), soit par manque de volonté.
Face à ces deux écueils,
seule une attitude citoyenne (synonyme ici de professionnelle)
apporte des solutions. Bref, avoir une attitude citoyenne
dans les médias consiste surtout à traiter
de façon sérieuse et indépendante
des sujets qu‘on estime, en son âme et conscience,
devoir porter à la connaissance du public, au
risque d’aller à contre courant de la tendance
médiatique lourde qui fonctionne, à l’unisson,
par vagues de sujets successifs (une quinzaine grippe
aviaire, une quinzaine Irak, une quinzaine Mondial de
foot, une quinzaine Outreau, une quinzaine émeutes
en banlieue, une quinzaine tsunami etc…). Et si,
par hasard, la boule tombe sur un sujet « développement
durable », comme c’est de plus en plus le
cas, l’attitude citoyenne consiste alors à
les traiter avec une vigilance d’autant plus accrue
que de plus en plus de médias et donc de plus
en plus de journalistes s’emparent de ces sujets,
sans avoir toujours les compétences pour éclairer
vraiment les enjeux. Exactement comme dans le commerce
équitable, de plus en plus de médias se
découvrent « verts » ou « éthiques
» mais, derrière les gros titres, seuls
quelques uns proposent une information qui l’est
vraiment.
Les grands médias créent
des espaces réservées aux questions de
développement durable, multiplient les événements
spéciaux autour de l’écologie mais
sans tenir compte du fait que ces sujets imposent de
reconsidérer la hiérarchie et le traitement
de l’information. En attendant et pour faciliter
cette mue nécessaire, l’idéal serait
d’avoir en France un média de référence
qui ferait de ces préoccupations citoyenne à
la fois sa charte de conduite et sa ligne éditorial.
Cela conduirait à diminuer fortement la part
d’information qui ne sont que des opérations
de communications (ou à les traiter en les décryptant)
et à réévaluer l’ensemble
des sujets non seulement en fonction de leur importance
pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Aujourd’hui,
ce journal n’existe pas en France, et c’est
pour cela que j’ai progressivement dérivé
mes activités vers l’édition et
le documentaire qui offrent aujourd’hui des conditions
de fabrication de l’information nettement plus
citoyennes en permettant de traiter en profondeur (films
de 52 min ou livres de plus de 100 pages) un grand nombre
de sujets.
J’ai fait des études
d’économie à Dauphine avant de suivre
un cursus de philosophie à la Sorbonne puis à
Normale sup qui m’a amené à enseigner
quelques années cette matière. Par goût,
j'ai toujours travaillé à mi-temps pendant
mes études, sur le lancement d’un journal
(Technikart), comme pigiste dans d’autres publications
(Sciences Humaines, Femme Actuelle), dans un syndicat
de producteurs de cinéma, une école de
scénaristes etc. Le tournant décisif a
eu lieu après Dauphine quand, entre un DESS de
finance et un DESS de marketing, j’ai choisi une
licence de philo. A partir de ce moment, que ce soit
pendant mes années d’études ou d’enseignement
en philosophie, j’ai consacré de plus en
plus de temps à mes activités dans les
médias jusqu’à ce qu’elles
m’occupent entièrement.
La plus grande difficulté
a été de quitter le confort d’une
carrière toute tracée et rémunératrice
pour un secteur qui a une passion dévorante pour
la précarité. Mais j’ai toujours
fait plusieurs choses à la fois et cela ne me
dérange pas de « jongler » entre
plusieurs employeurs, sachant que selon les périodes,
j’ai toujours une activité qui me sert
de « base ». Depuis un an, l’édition
occupe la majeure partie de mon temps, tout en me laissant
la possibilité d’écrire des articles
et, occasionnellement, de réaliser un documentaire.
Mes activités font écho à mes engagements
personnels par le fait que les sujets que je propose
sont ceux sur lesquels, en tant que citoyen, j’aimerais
être informé. Ma principale satisfaction
est de repérer, de rencontrer et de faire connaître
des gens qui font avancer les choses. Par un film, un
article ou un livre, je peux aider leurs combats. J’ai
eu la satisfaction par exemple de constater qu’un
reportage que j’avais réalisé au
Niger sur l’esclavage a contribué au vote,
quelques mois plus tard, d’une loi abolissant
cette pratique ; que le premier roman de Faïza
Guène, « Kiffe kiffe demain » a fait
découvrir la littérature à de nombreux
jeunes de banlieue et a provoqué l’émergence
d’une nouvelle « scène littéraire
» ; ou encore que le succès du livre de
Milana Terloeva sur la Tchétchénie a rendu
concret un projet d’ouverture d’un centre
culturel à Grozny, premier espace démocratique
dans ce pays.
Le défi le plus intéressant
est de prouver que des sujets « responsables »
peuvent aussi être vendeurs, qu’on peut
être pédagogique sans ennuyer, voire, dans
certains cas, faire avancer les choses en s’amusant.
Mon seul sacrifice tient à ma façon de
travailler : je pourrais publier plus de livres, faire
plus de films, écrire plus d’articles,
donner plus de cours (j’anime une conférence
de lecture/écriture à Sciences Po Paris)
et donc gagner plus d’argent. Mais j’ai
du mal à considérer cela comme un sacrifice
car ce métier n’a d’intérêt
que si l’on écoute vraiment les autres,
que si l’on s’intéresse aux problèmes
dans leur complexité, ce qui demande du temps."
Mes messages-clefs
"Je ne
crois pas, qu’à long terme, on puisse être
compétent dans une activité qui ne vous
ressemble pas, fut-elle lucrative. Je vous encourage
donc à vous poser la question en terme d’efficacité
: dans quelle activité suis-je le plus à
l’aise, le plus en phase avec moi-même ?
Croire qu’il faut travailler dans une ONG pour
avoir une activité « éthique »
est un peu naïf. On peut avoir une action citoyenne
tout aussi efficace dans une PME."
" Enfin, au risque
de dire une banalité, la seule chose vraiment
enrichissante est la rencontre, et il n’est pas
besoin d’aller au bout du monde pour en faire."
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